C’est ainsi que tout a commencé, ce jour-là.
Louis m’avait invité à ce dîner, dans ce restau, dans la Krutenau quelque part entre les quais et la rue de Zurich, pour fêter. Fêter quoi, je ne sais plus. Il était venu dans son velours vert, comme à son habitude, fidèle à sa démarche d’ours mal léché et son langage plus que courant. Avec Louis, tu t’appelles « man » ou « belette ». C’est simple, les prénoms, avec Louis. Bref.
Arrivé au moment du dessert, j’en commandais un, une belle coupe, trop profonde et au verre moche, opaque et trop épais, avec sa cuillère trop longue pour les doigts que tu cognes aux pommettes, une glace avec trop de fausse chantilly, enfin un truc plein de sucre, de froid, de gras. Je le savais, la glace allait figer la digestion par l’estomac, puisqu’il fonctionne à 38 degrés, lui, le coquin. Il allait envoyer tout cru les aliments vers le centre d’extraction que sont mes intestins, et au moment de plonger la cuillère dans la coupe, que savais que j’allais recevoir des réclamations sous forme de déficit d’extraction des nutriments. Mais qu’est-ce qui m’a pris de commander ce dessert ? C’est surement la faute à Louis, la faute DE Louis me rectifais-je intérieurement. Après tout, c’est lui qui m’a trainé jusqu’ici, après tout c’est lui qui m’a saoulé durant tout le repas avec ses histoires de cours à distance…
Non, honnêtement je ne pouvais pas dire ça, le seul responsable, c’est moi. Pas besoin de me trouver un coupable, moi en l’occurrence, ça ne sert qu’à éviter de réfléchir au sens de ce que je fais. Oui, le seul responsable, c’est moi. Mais étais-je vraiment responsable, sur ce coup-là ?
J’avais un jour compris, non j’avais choisi que le mot « responsable » correspond, pour moi, à la notion de répondre d’une capacité, décortiqué en respons-abilité, je suis habilité à répondre de ce sujet, je suis qualifié, ou encore que j’en sais assez pour donner une réponse éclairée.
En commandant ce dessert, j’avais commandé une mauvaise programmation de mon cerveau, j’avais laissé mon cerveau diriger ma vie, et j’arrêtais de manger ce qui me ferait du mal. Ce n’était pas responsable, car c’est pourtant simple : est-ce que l’aliment que je mange me fait du bien, ou bien suis-je piloté par mes automatismes ? Je connaissais la réponse.
Louis, voyant que je ne mangeais pas mon dessert, me questionnait d’un simple levé de menton et de sourcil coordonné, et je lui racontais à peu près ce que je venais de penser, peut-être avec d’autres mots, je ne sais plus, bon on s’en fiche des mots pensés. Tout en commandant deux digestifs, il me racontait à son tour qu’il avait, lui le type le plus intègre que je connaissais, un jour versé dans des automatismes qu’il qualifiait de sectaire. Jeune, ce Louis que je ne connaissais pas encore, et qui ne devait pas avoir la barbe, ni l’érudition, ni la verve, ni le verbe clairs et posés, était tombé dans un extrémisme alimentaire, comme il disait. Joignant le geste sans la parole, il leva son shot à ma santé :
— Tu sais, man, quand j’étais gamin, un voisin avait des poules et de temps en temps, il en attrapait une et lui coupait la tête. J’ai toujours été sensible aux animaux. Mais finalement ce n’est pas ça qui m’avait fait devenir végan » me lancait-il
– tu es vegan ? tu te fous de moi ?
– j’étais vegan, man !
– bon mais alors pourquoi tu l’étais devenu, puisque c’est la question que tu attends ? » lui repondais-je, sachant que si non, il allait me planter là avec le mystère, il était comme ça Louis, à lancer des a sans dire les b.
– eh ben, quelques années plus tard, jeune adulte, je suis tombé sur ces associations qui vilipendaient les élevages d’animaux, les abattoirs et toute l’industrie de la viande…
– oui, le coupaisje, les L52 !
– Mais non, t’es con man, tu fais allusion aux L468, c’était pas eux mais une autre clique du genre
– et tu les as suivis ?
– ouais man, j’étais totalement accro, je suis devenu vegan, un vrai tu sais, ceux qui vivent végan. En fait, tu sais, quand t’es vegan c’est un peu comme une secte, tu perds tes amis en les rendant coupables, tu gagnes des amis qui pensent comme toi et qui sont fréquentables, et à force de tourner en gens qui pensent et font pareil, tu finis pas vivre selon des principes.
– oui, je comprends, mais c’est pas comme ça pour tout ce qui nous parait juste ? y’a plein dee gens qui vivent selon des principes, c’est juste une question de conformité à la normalité du moment, qui évolue avec le temps et les cultures, non ?
– ouais man, je vois man, mais non mec, c’est pas ça ! c’est tout à fait ok d’avoir des convictions et des certitudes, ce qu’on appelle des vérités, et j’te fais r’marquer que les vérités changent au fil de l’existence, sauf pour les imbéciles, donc tu sais qu’une vérité n’est pas LA vérité, méfies-toi de toi ! Nan, là où il faut te méfier c’est quand tu peux pas vivre sans coupables à charger, là faut t’poser des questions man ! quand tes vérités ne sont pas les tiennes, pas vraiment, et qu’elles sont là pour te donner des prétextes. Tu sais, tous ces discours, pro ou anti viande, pro ou anti vax, pro ou anti ceci ou cela, sont juste des simplifications et des appropriations d’idées.
– Ouah, mais comment t’as fait pour en arriver à virer ta cuti ?
– Ben, c’est simple, un jour je me suis dit comme toi, » c’est pas vraiment moi « . Tu sais man, y’a pas que les automatismes sociaux, comme de prendre un dessert à la fin d’un repas au restau, qui peuvent aller à l’encontre de ce qu’on veut vraiment, mais y’a aussi toutes les vérités ingurgitées qui guident nos actes, lesquels ne sont pas toujours en phase avec ce qu’on veut vraiment !
– Je te suis ! mais tu sais, parfois c’est compliqué de pas respecter les codes sociaux, ça devient des automatismes
– Yes man, je vois, et tout autant, aujourd’hui je ne mange pas de viande, mais je le fais avec joie, et tu peux observer si un type fait ce qu’il fait avec joie ou par conviction ! je n’ai pas besoin de conviction, ni de verser dans une quelconque opposition systématique, car c’est une forme de fuite, aussi !
– Aussi … oui …
Il se faisait tard, Strabourg est un village et sorti de ce quartier, je déambulais seul entre les ruelles étroites où de temps en temps un tramp ronflait. Ca m’avait fait du bien de papoter avec ce type à l’air bourru qui en avait bien plus dans la barbe que je ne l’aurais pensé… tiens, encore une idée que j’avais reçue, finalement, dont je me débarrassais à l’instant même….mince, j’avançais vers ce qu’on appelle la sagesse ? … tourner à la rue de la Paix, entrer dans l’impasse du Ciel…